lundi 15 novembre 2010

dans l'atelier de daniel pennac

Daniel Pennac

J'avais 18 ou 19 ans. C'était l'été et je travaillais dans un bureau durant le mois de juillet pour payer mes vacances du mois d'août… Des journées pas très palpitantes. Mais dans le RER le matin, le midi à la pause dej', le soir dans le RER, je partageais la vie de la tribu Malaussène. Un monde de tendresse, de bienveillance, d'humour aussi où les enfants peuvent s'appeler "Et si c'est un ange". Je suis reconnaissante à jamais à Daniel Pennac pour ces beaux moments de lecture.
J'étais donc un brin intimidée en entrant dans son bureau, le mois dernier, pour le rencontrer. Il m'a offert du thé et en a même renversé plusieurs fois par terre. Il a appelé sa femme au téléphone lorsqu'il était agacé de ne pas retrouver le litre d'une bd. A plaisanté avec sa fille étudiante passée en coup de vent. A commenté la photo au dessus du canapé. Une très jolie photo en noir et blanc de son frère et lui lorsqu'ils étaient enfants.Et je l'ai écouté parler pendant largement plus d'une heure, de Lucky Luke (la raison de ma visite), mais surtout de littérature. Et c'était drôlement bien. Et décidément, comme le dit Alice de Poncheville, écouter ceux qui savent est un sacré plaisir dans la vie.

Sinon je suis désolée, il n'y a pas de photo. C'est juste que je n'ai pas osé demander. Il y a des jours comme ça…

*Lucky Luke, c'est le héros de votre enfance ?
C'est celui de la jeunesse de Tonino Benacquista (ndlr : avec qui il a co-écrit le scénario). Moi, c'était Tintin. Tonino est beaucoup plus fort que moi en Lucky Luke, mais je suis plus fort que lui en Tintin…!J'ai découvert Lucky Luke à l'adolescence. Je ne sais plus lequel c'était, mais c'était un Goscinny, c'est sûr. J'ai adoré cet humour.

*Comment vous êtes-vous retrouvé sur ce projet d'un scénario de Lucky Luke avec Tonino Benacquista?

On se connait depuis toujours… Nous nous sommes rencontrés en 1977. On s'est toujours échangé nos manuscrits. Il y a une grande familiarité littéraire entre nous. On se donne des coups de main. Certaines personnes chez Dargaud connaissaient notre amitié et nous ont proposé d'écrire un scénario ensemble. C'était excitant et stimulant intellectuellement : on a accepté tout de suite.


*Comment vous est venue l'idée du scénario?

On faisait une longue promenade dans le Vercors et nous nous sommes excités sur une idée poilante : imaginer les Dalton en patrons de presse. Mais on s'est aperçu en relisant les albums que l'idée d'un journal, le Daily Star, avait déjà été exploitée. On a laissé tomber car nous voulions une situation neuve.  On a alors pensé à Pinkerton. C'est un contemporain de Lucky Luke qui a participé au développement de la police moderne, d'investigation. On a tout de suite vu les situations que pouvait générer la rencontre du lonesome cow-boy avec ce mégalomane de Pinkerton…

*Comment se passe l'écriture en duo?

On se fait des séances. Si on tombe sur un bon filon, on l'exploite. Si on se casse les dents, on se quitte et on gamberge chacun de notre côté pour dénouer le truc. Un exemple de situation improductive : Pinkerton était un abolitionniste, progressiste, qui décide d'éradiquer le crime et il fonde l'agence Pinkerton. Elle va devenir une milice que les gouverneurs des États, les patrons, vont utiliser pour des basses besognes. Comme casser les grèves par exemple. Lucky Luke mis sur la touche, comment va t-il revenir sur le devant de la scène? En défendant des grévistes que Pinkerton était venu casser. Nous voilà donc embarqués dans une histoire dans l'histoire. Là on se rend compte qu'on écrit Autant en emporte le vent… : trop long, trop réaliste, trop politique. Nous suivons une mauvaise direction.On arrête, on gamberge, on se retrouve et là, nous repartons du personnage même.

*C'est-à-dire?
Pinkerton est mégalo, parano, soupçonneux… C'est ainsi que nous bâtissons son caractère. Cet homme a prise sur la réalité d'un pays. Avec ce caractère là, que devient la réalité de ce pays?
Il décide de ficher tout le monde, il multiplie les procès. Conséquence : les prisons sont pleines. Et qui habite en prison? Les Dalton! Comment vont-il réagir en voyant débarquer dans leur cellule des banquiers ou des honnêtes gens? Réponse : ils vont se barrer pour faire la peau à Pinkerton. Joe, pour la première fois, va haïr quelqu'un plus que Lucky Luke. Et Lucky Luke va être amené à sauver Pinkerton!

Nous sommes partis du traitement du caractère d'un personnage pour arriver aux conséquences de ce caractère sur la gestion d'un pays. Et nous avons confronté ce caractère à celui de Joe Dalton. En une séance, nous avions le bouquin! Après avoir perdu des semaines sur l'idée précédente qui n'était pas la bonne.
*Et comment se passe le travail avec le dessinateur ?
Il faut être honnête : c'est lui qui se cogne l'essentiel du boulot. On lui donne les planches et il crée tout. Il est très rare que nous lui donnions des indications formelles. Bien évidemment, quand dans le scénario il est question d'un billet de deux dollars il faut qu'il le dessine, mais sinon, on lui laisse sa liberté et on lui fout la paix. Et quand il nous envoie les dessins, c'est une vraie surprise à chaque fois!
*Y a t-il une certaine pression à l'idée de scénariser une BD aussi culte que celle de Lucky Luke?
Non. Il y a surtout de l'émotion, de la complicité. On aime Goscinny et on essaie de rapprocher de son univers. On est au service du cow boy!
*Il n'y a pas du tout la peur de mal faire?
Non car quand on fait mal, on le sait. Il y a eu des séances foireuses qui auraient pu aboutir mais on sait tous les deux que le "truc" utilisé comme réparation c'est mauvais. Dans ce cas là, on recommence. Il faut que ce soit juste.
*C'est quoi "juste"?
Je reviens à cette idée : l'enchaînement de situations doit procéder du caractère du personnage. C'est comme dans un roman. Je pars d'une idée, puis arrive un personnage, et le roman naît quand le personnage devient vivant et que ses actes ont des conséquences sur la vie des autres. C'est là qu'on est dans le juste.
"En matière de roman il n'y a rien de plus vulgaire qu'une idée". Je suis parfaitement d'accord avec cette phrase. Une idée doit s'incarner dans des personnages. Par exemple, pour Malaussène, je suis partie d'un concept philosophique qui est celui du bouc-émissaire. Mais à la fin du roman, il faut que le lecteur se dise : "je lis Benjamin Malaussène".

*Si vous pouviez scénariser une autre bd, laquelle vous tenterait? Tintin?
Non. C'est moins excitant intellectuellement. Les dessins ont un charme fou mais je n'ai pas tellement envie de m'intéresser à Tintin en tant que personnage. Mais on a très envie de faire un autre Lucky Luke.

*Quels sont vos goûts en matière de BD ?
Ce que j'aime par dessus tout c'est Little Nemo, celui de 1096. C'est d'une beauté effarante. La richesse d'invention est totale. C'est une BD sur le subconscient et sur la solitude habitée du rêveur. C'est un chef d'œuvre. Il a tout inventé. Sinon, je ne rate pas un Manu Larcenet. J'adore Corto Maltese. Et La guerre d' Alan, d'Emmanuel Guibert.

*Quand vous ne lisez pas et n'écrivez pas, vous faîtes…?
J'ai une maison dans le Vercors où je vis une partie de l'année. Quand j'ouvre ma fenêtre, je vois un paysage sans maison. C'est un plaisir de rêvasser devant ce paysage sublime.
J'ai un rituel. Dans ma grange, je tire à l'arc selon un rituel extrêmement précis. Ma cible est à 22 pas et j'ai cinq flèches. Je ne quitte pas le pas de tir tant que les cinq flèches ne sont pas dans le jaune. C'est un exercice qui peut me prendre entre 6 minutes et 50 minutes. Je le fais tous les jours. Seul.
Sinon, je vais chercher des champignons que ma femme cuisine. On appelle des amis, des voisins, et on les déguste ensemble.
Nous avons aussi un projecteur avec un grand drap blanc. Tous les soirs, on regarde un film. Nous revoyons inlassablement Les fraises sauvages, Barry Lindon, Un jour sans fin. Mais nous découvrons aussi de nouveaux films. Nous avons fixé une règle : lorsqu'un des spectateurs dit "stop", on arrête. Il y a parfois des ratés… Un jour, on a interrompu la projection d'un film et le lendemain, j'ai vu ma femme rire devant son ordinateur. Elle m'a dit que c'était le film de la veille et que c'était hilarant. Nous l'avons donc projeté à nouveau le soir. C'était Tellement proche et c'était effectivement très drôle!

-Lucky Luke contre Pinkerton, de Pennac, Benacquista, Achdé (Dargaud).
- La saga Malaussène : Au bonheur des ogres, la fée carabine, la petite marchande de prose, Monsieur Malaussène, de Daniel Pennac (Folio)

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